Septembre 1913 : les compagnons cuisiniers s'installent à Londres
Le 1er décembre 1900 fut reçu le premier compagnon cuisinier à l'Union Compagnonnique. Il fut suivi durant dix ans par quelques autres, puis les effectifs décollent à partir de 1910, sous l'impulsion d'un actif noyau de compagnons cuisiniers parisiens. En 1912, ils ne sont pas moins de 10 à être reçus, presque tous à Paris. L'année suivante, toujours dans la capitale, ce sont 23 nouveaux compagnons cuisiniers qui sont admis et Romans en reçoit un également. Ils développent une certaine autonomie au sein de l'Union et adoptent même une "constitution compagnonnique" particulière.
Mais l'étranger offre des perspectives d'embauche intéressantes et de bons salaires. La gastronomie française sait s'exporter. Quelques compagnons cuisiniers sont déjà à Londres, au Carlton, que dirige l'illustre chef Auguste Escoffier. Parmi eux, Eugène HERBODEAU, "Berry la Fidélité" et René JOACHIM, "Parisien la Franchise". Pourquoi ne pas fonder une nouvelle cayenne de l'Union Compagnonnique dans la capitale anglaise ? Ce serait la 45e section. Et voilà le projet sur les rails !
Le jeudi 16 septembre 1913, à 23h30, Jules Morisseau, président général de l'Union, assisté de 5 compagnons cuisiniers et d'un compagnon sabotier, s'embarquent à Dieppe sur le Bristol. A 3h30, ils débarquent à Newhaven et prennent le train jusqu'à la gare Victoria. A 7h30, les voilà à Londres. Sur le quai les attendent les compagnons cuisiniers, qui les conduisent à l'hôtel. Tout le monde déjeune ensuite à l'hôtel de Dieppe, tenu par un Français.
L'installation de la section de Londres
En début d'après midi, la délégation des compagnons et ceux de Londres commencent la procédure d'installation de la nouvelle section. La cérémonie se déroule dans le temple de la loge maçonnique "La France", au café Royal, mis à la disposition des compagnons par les francs-maçons français résidents en Angleterre. Il est ensuite procédé à la remise de la constitution et du cachet de la nouvelle section.
Puis, comme l'ouverture d'une nouvelle ville est toujours marquée par la réception de nouveaux compagnons, trois cuisiniers sont initiés : il s'agit d'Emile FETU, "Blois Cœur Fidèle", de Jean DEDIEU, "Comtois la Sincérité" et de Jules BALENDRAS, "Parisien la Douceur".
L'heure avance… Certains compagnons doivent retourner aux fourneaux dès 17 h, aussi la cérémonie se clôt-elle et tous les participants se retrouvent autour d'un verre.
Mais ce n'est pas fini. Le soir, à 21 h, un grand banquet est préparé au café Royal. L'apéritif est servi, "quelques dames et demoiselles" sont là, les francs-maçons aussi. Au dessert, ce sont les discours : d'abord celui du président Morisseau, dit "Jules le Tourangeau", compagnon serrurier natif de Chinon. Puis celui d'Eugène Herbodeau, suivi par Émile Fétu. Ce dernier "assure qu'il fera tous ses efforts pour faire prospérer la nouvelle section. Les éléments ne manquent pas, à Londres surtout, dans la corporation des cuisiniers. Mais ils seront prudents et feront tous leurs efforts pour n'admettre que des hommes sages, ayant une bonne moralité et possédant des capacités professionnelles." M. Aubin, franc-maçon de la loge "La France" "assure les compagnons que toutes les fois qu'ils auraient besoin des maçons, leur concours leur est acquis. Car si généralement la franc-maçonnerie n'est pas composée des mêmes hommes que le compagnonnage, ils poursuivent les mêmes buts : l'indépendance des hommes par le travail et la fraternité dans les diverses classes de la société humaine".
Enfin, la soirée se termine en chansons : "dames, demoiselles et invités font entendre de charmantes voix dans des romances françaises et morceaux d'opéras."
Le lendemain, c'est la visite de Londres en voitures automobiles et le dimanche soir une partie de la délégation rentre en France.
Un essor anéanti par la guerre
La section de Londres n'en resta pas aux intentions de bien faire. Dès le 1er octobre, elle se réunit et désigna ses responsables. Fétu est nommé président et premier en ville des cuisiniers ; Herbodeau, secrétaire ; Dedieu, trésorier ; Joachim, maître de cérémonies ; Balendras, rouleur. Cinq nouveaux candidats sont inscrits, en attente de leur prochaine réception. Le siège de l'Union Compagnonnique de Londres est provisoirement fixé au domicile d'Herbodeau, n° 2 Paris Street, au Lambeth Palace.
En 1914, la section reçoit quatre autres compagnons : GAMBRELLE, "Villeneuve-sur-Aunis le Bien Dévoué", PAILLOUX, "Mâconnais le Juste", BELLOSI, "Varello Cœur Vaillant" et FAVREAU, "Vendéen Bon Cœur".
Hélas, l'activité de la section allait être perturbée par la mort prématurée d'Emile Fétu, en septembre 1914. C'était le collaborateur d'Escoffier, mentionné et en photo à la première page du "Guide culinaire", l'œuvre du "roi des cuisiniers et cuisinier des rois".
Mais surtout, le déclenchement de la guerre contre l'Allemagne allait mettre fin à l'activité de cette cayenne prometteuse. Les Français sont rappelés et certains mobilisés.
La section de Londres ne rouvrira pas après quatre années de guerre, mais les compagnons cuisiniers traverseront à nouveau la Manche pour perpétuer leur savoir-faire. Eugène Herbodeau y reviendra notamment en 1919, comme chef du Ritz puis du Carlton (1928), avant d'ouvrir son propre restaurant, "L'Écu de France".
Source : journal "Le Progrès compagnonnique" du 1er novembre 1913.
Pour en savoir plus sur l'histoire des compagnons cuisiniers, se reporter à la conférence de Jean PHILIPPON, "Bordelais la Constance", publiée dans le numéro 9 des Fragments d'histoire du Compagnonnage.