1915 : Un regard sur l'apprentissage...
Le bouleversement de la Grande Guerre a déclenché chez les compagnons la nette prise de conscience qu’ils étaient en train de passer d’un monde à un autre. L’après-guerre était anticipée comme l’époque où il faudrait réformer en profondeur leurs institutions, sous peine de disparaître.
Ainsi, dans la Revue des groupes fraternels des compagnons sous les drapeaux, publiée en novembre-décembre 1915, un correspondant signant E. DRAGEL, L’Ami des Arts, fait part de ses réflexions sur « La Question de l’apprentissage ». Ses propos sont à peu près ceux que l’on entend aujourd’hui encore…
Voici de larges extraits de son texte :
« Tout le monde, du moins ceux qui s’intéressent au travail et aux travailleurs, l’a dit son mot, donné son avis, préconisé un remède à cette crise de l’apprentissage qui ne fait de doute pour personne.
Il restait pourtant quelque chose d’oublié puisque nous n’avons pas encore entendu dire que la question de l’éducation familiale de l’enfant pouvait jouer un certain rôle dans cette question qui nous préoccupe à si juste titre ; il nous semble pourtant qu’elle a son importance !
De suite reconnaissons-le, beaucoup de parents, aussi bien à la ville qu’à la campagne, n’aspirent plus qu’à faire de leur fils le continuateur perfectionné de leur œuvre.
Non ! ce fut trop dur ! ils ont trop souffert, eux ; leur enfant verra du meilleur temps ! (…)
Ils se saigneront plutôt aux quatre veines mais il aura une instruction théorique qu’eux n’ont jamais connue. (…)
L’atelier paternel, d’où pourtant sont sortis des travaux très appréciés, bah ! quelle blague ! vieilles méthodes ! Plus ça. Parlez-moi de la grrrande usine ! là on y trouve des ouvriers conscients, etc., ma place est là et pas ailleurs !!! dit-il.
Alors le brave homme de père, quoique inquiet, va chercher parmi ses relations le piston qui fera entrer son jeune homme dans la fameuse usine ; ce sera très facile, et voilà le fils d’un artisan hors ligne qui, lui, a produit autrefois un chef-d’œuvre avant d’être maître ouvrier, devenu l’accessoire d’une belle machine !
Mais cette machine il n’à la conduire ( ?) que huit ou neuf heures par jour seulement, pas comme chez le père où les journées sont plus longues !
Lui, au moins, il est un homme libre après cette journée terminée ; il va bien s’enfermer au café comme c’est son droit. N’a-t-il pas fait sa production ? (…)
Ca ne fait pas toujours plaisir au père, - ça lui coûte cher aussi – mais maman ne préfère-t-elle pas voir son dodo comme cela, que le savoir sur une route du Tour de France, le pauvre chéri !
Parlez donc à ce jeune homme de solidarité quand il fait sa manille, il vous répondra : « je paie mes cotisations au syndicat, c’est le Bureau que ça regarde ».
Ne lui parlez pas du Compagnonnage, de son organisation mutualiste, de ses bienfaits. Non ! Vieillerie ça ! C’était bon pour les vieux ; il est lui de la nouvelle Ecole ! (…)
Encore une chose : n’avons-nous pas tous vu dans les ateliers des gamins répondre insolemment à l’observation très justifiée d’un bon ouvrier ; celui-ci a-t-il osé donner la gifle bien méritée qui aurait peut-être relevé l’enfant du péché de paresse, vite le père accourt : « Je défends que l’on touche à mon enfant, il est ici pour apprendre à travailler ( ?) et non pour être martyrisé, etc. » (…)
Reconnaissons que dans le temps passé, il y a eu des abus, quelquefois de la tyrannie dans la manière de faire les apprentis ; notre époque tombe dans l’exagération contraire. (…)
Allons, Parents ! n’attendez pas tout des organisations compagnonniques, ouvrières ou officielles.
Votre rôle commence plus tôt, il est à la maison : c’est vous qui, dès l’enfance, devez inculquer à vos futurs continuateurs le goût des belles choses, l’obéissance, le respect aux ouvriers d’art et cette idée qu’ils ne doivent pas être simplement des machines à production intensive, mais de bons ouvriers, s’ils ne peuvent pas être tous des artistes. »