La Vertu de Lorgues
Par Laurent BASTARD.
Qui était 'La Vertu de Lorgues" ?
Lorsqu’il publia en 1961 son livre de souvenirs intitulé Un oubli moins profond, Henri Bosco (1888-1976) consacra un long chapitre à « Grand-mère Louise » dans la partie « Familles ». Cette évocation est aussi celle de Marcel ou Marcelin, mari de cette grand-mère, donc l’un des grands-pères d’Henri Bosco, que celui-ci décrit comme un compagnon dit La Vertu de Lorgues. Mais de qui s’agissait-il ?
Les sources littéraires
En nous référant à l’édition Gallimard de 2011, dont le chapitre concerné s’étend de la page 281 à la page 302, nous relevons divers éléments.
Il s’agit d’un « ébéniste émérite ». « Il était « Compagnon », « Enfant de Jacques ». – moi, disait-il avec fierté, je ne suis pas un « Loup », je suis un « Dévorant », et j’ai connu Agricol Perdiguier ! Il a vu mon « chef-d’œuvre ». (p. 297-298).
Puis, p. 298 : « Ainsi embrigadé dans le « Compagnonnage », vous imaginez s’il avait plongé, corps et âme, dans les « Ventes », le « Carbonarisme », toutes Sociétés révolutionnaires !... Il était rouge de la tête aux pieds. Aussi, au 2 décembre [1851], lorsque « Badinguet » confisqua et mis au panier la République, lui, Marcel, « La Vertu de Lorgues » (tel était son surnom dans le « Compagnonnage »), il planta marteau, rabot, râpe, lime, et fila dans les bois avec le fameux Martin Bidouré, autre gaillard de taille. »
Henri Bosco raconte que ce grand-père était « pourchassé du Var ». Il traversa le Rhône près d’Arles et réussit à s’enfuir, passer les Pyrénées et s’établir en Espagne, à Barcelone. Là-bas, il était un « exilé politique et républicain ». Sa femme, la grand-mère Louise, et sa fille, l’y rejoignirent. Ils assistèrent à la révolution (la révolution de septembre 1869 qui vit la déposition d’Isabelle II).
Ils rentrèrent en France, sans doute après la chute de Napoléon III en 1870. Puis le grand-père Marcel quitte femme et enfant (la mère d’Henri Bosco) pour venir habiter à Cannes chez son frère, à une date non indiquée, et y décéder. Il est enterré à Cannes avec son frère.
Henri Bosco écrit avoir connu cette grand-mère mais ajoute « Elle est morte quand j’étais très jeune, peut-être un an avant la lecture de mon Waterloo. », qu’il a commencé à lire à 6 ans, ce qui situe ce décès vers 1895. Il ajoute que les épisodes concernant le grand-père Marcel et sa femme Louise lui ont surtout été rapportés par sa propre mère (donc la fille de Louise).
Il précise aussi (p. 289) qu’il ignore où se trouve sa tombe.
Les incohérences compagnonniques
Si ce grand-père Marcel exerçait le métier de menuisier ou d’ébéniste, et s’il a bien été compagnon, il n’a pu être membre que de l’une des deux sociétés existant de son temps : celle des compagnons menuisiers du Devoir ou celle des compagnons menuisiers du Devoir de liberté. Le surnom (le « nom de compagnon ») qu’il aurait reçu aurait été, chez la première : « Marcel le Provençal » (ou « l’Avignonnais », s’il était natif d’une commune proche d’Avignon). Et s’il avait été compagnon menuisier du Devoir de Liberté, il se serait appelé « Provençal (ou Avignonnais) » suivi d’une qualité (par exemple « La Vertu »). Or, Henri Bosco prête à ce grand-père des propos qui le font appartenir aux compagnons menuisiers du Devoir : « Enfant de Jacques, un Dévorant » et non un « Loup », (ce dernier terme désignant les compagnons tailleurs de pierre Etrangers ou du Devoir de Liberté). Pourtant, il ajoute avoir connu Agricol Perdiguier, qui a vu son chef-d’œuvre. Or, Agricol Perdiguier, Avignonnais la Vertu, était un compagnon menuisier du Devoir de Liberté. Et s’il l’a connu, ce ne pouvait être qu’avant 1851, puisque les deux compagnons s’exilèrent après le coup d’Etat. Perdiguier, compagnon tolérant et ouvert à tous, a pu néanmoins le rencontrer à la faveur d’un de ses retours au pays, ou lors de leur tour de France.
Mais l’incohérence principale est celle qui est attachée au surnom compagnonnique. « La Vertu de Lorgues » est un nom d’une forme propre aux compagnons tailleurs de pierre des deux rites (du Devoir, du rite de Maître Jacques, ou Etrangers, du rite de Salomon). Il est formé d’une qualité suivie de la localité de naissance du compagnon.
Lorgues est une commune du Var. Or, aucun compagnon passant tailleur de pierre du Devoir n’a signé sous ce nom le « rôle » (règlement) conservé à Avignon du le XVIIIe siècle à 1869, ce qui est assez anormal.
Une identification « politique » difficile
Le grand-père Marcel est présenté comme un compagnon républicain, « rouge », ennemi de Napoléon III, affilié aux sociétés secrètes dont celle des Carbonari, poursuivi après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 et exilé en Espagne.
Le personnage qui accompagne Marcel dans sa fuite, Martin Bidouré, a bien existé. Voir notamment l’article « L’insurrection dans le Var contre le coup d’Etat du 2 décembre 1851 », article de Paul Maurel publié dans Le Petit Provençal (édition varoise) du 2 décembre 1933, en ligne sur le site 1851.fr/auteurs/maurel/ : « Il n’en fut pas ainsi du malheureux Martin Bidouré. Son histoire est certainement connue de ceux qui me lisent. Je la résume ici : Arrêté par les gendarmes sur la route d’Aups à Tourtour, Martin, après un interrogatoire sommaire, reçut à bout portant un coup de feu dans la tête et tomba baigné dans son sang… mais respirant encore. Il se rendit dans une ferme. Les fermiers reconnaissant un insurgé se débarrassèrent du malheureux en le confiant à l’hospice d’Aups. Un officier et deux soldats vinrent l’y prendre pour le fusiller. Cette fois, rien ne devait le sauver, et Martin Bidouré, un enfant presque (il n’avait que 17 ans) tomba en murmurant : — N’aï proun ! (J’en ai assez). Barjols, pays natal de ce héros obscur, lui a élevé un monument ; et la ville de Toulon a donné son nom à la principale place du populaire faubourg du Pont-du-Las.
En revanche, faute de patronyme, il est difficile d’identifier « le grand-père Marcel ». Une recherche sur le site très complet poursuivis-decembre-1851.fr de Jean-Claude Farcy à partir de ceux qui exercèrent les métiers de menuisier ou d’ébéniste n’a pas été concluante, car elle s’est soldée par la mention d’un seul menuisier prénommé Marcel ou Marcelin en la personne de LATY Joseph Marcelin, 45 ans, menuisier et receveur buraliste au Puy-Ste-Réparade (13), dont il n’est rien dit d’un exil en Espagne.
Problèmes généalogiques
Un individu a deux grands-pères et deux grand-mères, qui sont les père et mère de ses propres parents. Dans le cas d’Henri Bosco, c’est un peu plus compliqué.
Henri Fernand Joseph Marius BOSCO est né à Avignon (84) le 16 novembre 1888. Il est le fils de Louis Jacques BOSCO, tailleur de pierre (puis artiste lyrique) né à Marseille (13) le 30/11/1847, et de Louise FALENA.
Celui-ci se marie à Marseille-3e le 6/07/1876 avec Elisabeth Marie SIMON, née à Marseille-1er le 30/04/1849, décédée à Marseille-3e le 10 juin 1881.
Les grands-parents d’Elisabeth Marie SIMON étaient Joseph SIMON, préposé à l’octroi et journalier, et Clotilde BLANC. Cette dernière n’est donc pas la « grand-mère Louise », épouse d’un menuisier.
Entre 1881 et 1888 Louis BOSCO se remarie sur une commune non identifiée avec Louise FALENA. Il s’agit d’une enfant trouvée, née à Nice le 7/01/1859, baptisée paroisse St-Dominique à l’église St-François-de-Paule (acte de baptême 101, paroisse St-Dominique) (voir site : département06.fr / recherches regionales 198-07.pdf). En 1859 le comté de Nice est encore en Italie ; il ne sera cédé à la France que le 14 juin 1860.
Par définition, cette enfant trouvée ne connaît pas ses parents et il est impossible de savoir si ses père et mère étaient un compagnon menuisier prénommé Marcel ou Marcelin et une femme prénommée Louise.
De plus, selon le récit d’Henri Bosco (p. 282), sa grand-mère Louise avait assisté, enfant, au retour des cendres de l’Empereur Napoléon à Paris en décembre 1840, ce qui la fait naître vers 1830. Était-elle Parisienne ?
Conclusion
Les épisodes familiaux racontés par Henri Bosco présentent un accent de vérité qui ne permet pas de les ranger dans les inventions littéraires. Il est vraisemblable que l’enfant a entendu parler des évènements de 1851 survenus avec une grande intensité dans le Var, où le soulèvement républicain de décembre fut important, tout autant que la répression qui suivit.
Il est aussi vraisemblable qu’il a entendu évoquer le Compagnonnage par son père, Louis BOSCO, tailleur de pierre avant d’être chanteur, fils de Jacques BOSCO, né vers 1805 en Italie, qui se maria avec Marie VALCADO (décédée avant 1879) et décéda à Marseille-7e le 19 septembre 1879.
Louis BOSCO, nous dit son fils (p. 326) apprit la taille de pierre auprès de son beau-frère, un maître tailleur de pierre nommé GARCIN, d’Avignon, qui avait épousé sa sœur Philomène. Ils étaient établis à Marseille. L’oncle GARCIN était-il un compagnon tailleur de pierre ? il est impossible de l’affirmer ; mais son conservatisme politique et religieux, sa rigueur professionnelle aussi, pourraient le placer parmi les compagnons passants tailleurs de pierre du Devoir.
Les souvenirs d’enfance d’Henri Bosco ne constituent probablement pas la relation fidèle d’évènements historiques. Peut-être a-t-il recomposé son chapitre sur « Grand-mère Louise » à partir de récits relatifs à d’autres membres de sa famille, ou même d’étrangers, voire de ses arrière-grands-parents, pour en faire une œuvre littéraire.
Faute de connaître l’identité du grand-père Marcel dit La Vertu de Lorgues, et de disposer de données généalogiques précises, il n’est pas possible de poursuivre ces recherches plus avant.