1915 : La citation du charpentier LOBLIGEOIS
Même pendant la guerre l'humour gardait sa place... Le récit qui va suivre est-il authentique ? Lobligeois, Bourguignon l'Ami des Arts, a-t-il existé ? on l'ignore. Mais l'histoire de sa citation plaisait bien aux compagnons puisqu'il a d'abord été publié dans la Revue des Groupes fraternels sous les drapeaux puis, en 1926, dans Les Muses du Tour de France. Ecrit par un ami des compagnons, il nous apprend donc en quelles circonstances le compagnon charpentier Constant LOBLIGEOIS reçut ses médailles... En voici des extraits.
"Après la prise du Moulin Malon, en 1915, à Souchez, le caporal de zouaves Constant Lobligeois fut évacué, criblé de blessures, sur un poste de secours, où il reçut la visite de son général, qui lui donna même l'accolade. Bientôt après, on lui notifia sa citation à l'ordre du jour de l'armée :
"Caporal Lobligeois Constant, gradé d'un courage à toute épreuve. Au combat du 31 mai, sa compagnie étant assaillie de projectiles coMme elle sortait des tranchées, a voulu rester debout, malgré le commandement de : Couchez vous ! deux fois réitéré par son capitaine. A une troisième injonction, a conservé la même attitude sous les balles et s'est adossé contre un arbre, refusant toujours de s'asseoir, quoique percé de cinq blessures, donnant ainsi à ses camarades l'exemple d'un sang-froid et d'un mépris du danger dignes des plus grands éloges. Croix de guerre avec attribution de la Médaille militaire."
Après avoir séjourné dans divers hôpitaux, ce soldat de légende fut mis en réforme et retourna dans ses foyers, où il reprit tout simplement et tout tranquillement son ancien état de charpentier. (...)
Un certain soir de liesse, Lobligeois et cinq compagnons charpentiers mangeaient dans une auberge, où ils venaient de remplir confortablement leur devant de gilet. Ils fêtaient la Saint-Joseph, où un aspirant était passé compagnon, qu'ils appelaient le "renard", selon l'ancienne coutume, avec des airs de protection et une tyrannie tout à fait drôles. (...)
- Pour clôturer la "faim" du bonde, dit le grand Lobligeois, qui pratiquait le calembour, on devrait pomper une bouteille cachetée. Qui c'est qui a des fonds ?
- Moi, balbutia le renard, je paierai deux bouteilles s'il faut, trois bouteilles...
- Hein ! s'écria Lobligeois enthousiaste, cet enfant-là n'est pas scieur de long ! il fera un bon drille ! (...)
- Oui, un drille coMme vous ! Monsieur Lobligeois, racontez-nous l'histoire de votre médaille militaire, et je payerai une quatrième bouteille... et même cinq !
Les vieux charpentiers hochaient la tête de droite à gauche : - Ce renard-là a du fond, dirent-ils. Cinq bouteilles ! Oui, Lobligeois, raconte-nous l'histoire de ta citation.
J'étais dans l'arrière-salle. Je vis Lobligeois écarter les bouteilles de sa vue, coMme des choses sans valeur désormais, les bouteilles étant vides ; mais il voulait de l'air, car il était légèrement empaffé.
- Je vous dirai donc, mes amis, que nous étions coMme ça, devant Souchez. Tout le monde en demandait. Alors notre capitaine crie : "En avant !" et la compagnie décambute de la tranchée. CoMme de bien entendu, dit Lobligeois, qui parlait bien lorsqu'il s'en donnait la peine, voilà qu'une grêle de projectiles nous pète à la gargamelle. C'est un fait constant (prénommé Constant, il mettait le mot à toutes les sauces) qu'en ces cas-là il faut se garder à carreau. On cavalait au pas de gyM. Le capitaine commande ; "Couchez-vous !" Ah bien ! paf, paf, paf, paf, je reçois quatre balles dans le garde-manger. Le capitaine crie encore : "A plat ventre donc ! à plat ventre !" De quoi ? Constant Lobligeois tomber à plat ventre coMme une rainette ? Fanny, des radis ! Et je reste debout, coMme c'est là-dessus, dans la citation !
Qu'il était beau, le grand Lobligeois, debout coMme à la bataille, debout coMme s'il y était, debout et percé de balles, tel un guerrier de l'antiquité !
- Oui, continua Lobligeois, en brave hoMme qu'il était, j'ai resté debout, parce que je ne pouvais pas me baisser, sans faire un malheur : j'avais là-dedans, fit-il en tapant ses poches, deux litres de vin à trois francs qui n'avaient pas de bouchon.
Les compagnons sourirent, ils avaient compris l'explication de Lobligeois, Bourguignon l'Ami des Arts, coMme des gens qui s'y connaissaient en vraie bravoure et en bons vins."