Etrennes du 1er janvier... 1888
Dans le journal La Fédération Compagnonnique du 1er janvier 1888, le compagnon cordier du Devoir Pierre CALAS, L’Ami des Filles le Languedocien, publia un article humoristique en présentant ses vœux à tous les compagnons. En guise d’étrennes, il leur offrait un cadeau fantaisiste, adapté aux légendes de chaque corps de métier.
« Afin que chacun ait sa part du gros lot que je me propose de gagner à une loterie quelconque – et dont je n’ai pris encore le billet – si la chance voulait me favoriser une bonne fois, je ferais à chaque corporation compagnonnique un généreux cadeau ; seulement, ne veuillez pas trop y compter. Mais si j’étais favorisé par le hasard, voici la nomenclature des lots que je ferais à chaque corporation.
Je donnerai d’abord :
Aux Compagnons Tailleurs de pierre : la pierre philosophale et la clef de voûte du Temple.
Aux CC. Charpentiers : l’escalier en bois d’ébène, avec les 357 marches qui le composent ; travail exécuté par saint Joseph lui-même.
Aux CC. Plâtriers : une truelle en argent avec manche en or.
Aux CC. Couvreurs : une couverture de plusieurs billets de banque.
Aux CC. Cloutiers : une douzaine de clous à têtes de vrai diamant.
Aux CC. Chapeliers : le petit chapeau légendaire de Napoléon 1er, le même qu’il portait à Austerlitz.
Aux CC. Cordiers : la corde à nœuds qui doit à jamais resserrer les liens du Compagnonnage.
Aux CC. Maréchaux : les quatre fers en or de la monture du cavalier saint Georges.
Aux CC. Toiliers : la tunique de fin lin, portée par Jacques de Molay, le grand-maître des Templiers.
Aux CC. Tisseurs-Ferrandiniers : une belle écharpe en soie, de Lyon, avec des abeilles d’or.
Aux CC. Poêliers : une bassinoire à l’usage des journalistes.
Aux CC. Couteliers : le couteau de chasse du grand saint Hubert, patron des chasseurs, et le couteau dont Judith se servit pour couper le sifflet à M. Holopherne.
Aux CC. Doleurs : une douelle, taillée par saint Jude, leur vénéré patron.
Aux CC. Tonneliers-Foudriers : l’appartement qu’occupait le philosophe Diogène, agrémenté de sa lanterne.
Aux CC. Bourreliers : un lot de bourre de soie, pour la fabrication des strapontins, qui ornent les derrières de nos élégantes.
Aux CC. Fondeurs : une statue en bronze, de grandeur naturelle, du grand saint Eloi.
Aux CC. Tondeurs de draps : la toison d’or, et une partie du manteau de saint Martin.
Aux CC. Teinturiers : la ceinture de Vénus et l’écharpe de la déesse Iris.
Aux CC. Charrons : la roue de la fortune.
Aux CC. Serruriers : la clef de la cassette du denier de saint Pierre.
Aux CC. Chamoiseurs : la belle culotte de peau du C. maréchal Lannes, dit Gascon l’Intrépide.
Aux CC. Tanneurs : un magnifique album, relié en cuir de Russie, pour renfermer tous les cuirs que font en parlant certains personnages.
Aux CC. Menuisiers : le confessionnal en bois de chêne ayant servi plusieurs années à renfermer l’ex-père Hyacinthe.
Aux CC. Tourneurs : une chaise à sept places et un bilboquet.
Aux CC. Cordonniers : les pantoufles de Cendrillon et les bottes molles du Maréchal de Saxe.
Aux CC. Boulangers : une belle couronne d’épis d’or et de bluets, ayant été portée par Cérès.
Aux CC. Sabotiers : les sabots de Melle Marguerite, avec la forme de son pied mignon.
Aux CC. Forgerons : le fauteuil du bon Dagobert et une statue de Vulcain enlevant une enclume à bras tendu.
Aux CC. Peintres-Vitriers : la palette et les pinceaux du grand peintre Murillo, et deux vitraux de Notre-Dame-de-Lourdes.
Aux CC. Selliers : la selle avec ses étriers du fameux Don Quichotte de la Manche.
Aux CC. Ferblantiers : une dalle et 1000 mètres de tuyaux provenant de la toiture de l’arche de Noé.
Aux CC. Vanniers : plusieurs corbeilles de gâteaux, de bonbons et de joujoux, pour être distribués aux bébés de nos Compagnons. »
Dans cette liste d’objets plus ou moins invraisemblables, P. CALAS fait des allusions qu’il n’est pas toujours facile de comprendre aujourd’hui. Ainsi, en ce qui concerne les Cloutiers, les clous à tête de diamant sont des clous dont la tête est à facettes. Judith est une héroïne de la Bible qui décapita le général assyrien Holopherne. L’appartement du philosophe Diogène était un tonneau. Le strapontin était un coussin placé sous la robe avec des arceaux, destiné à accentuer la forme du fessier féminin, et on l’appelait aussi « hausse-cul, faux-cul ou polisson ». Dans la mythologie grecque, la toison d’or est une toison de bélier très précieuse qui est dérobée par Jason et les Argonautes. La déesse Iris est celle de l’arc-en-ciel et son écharpe est donc colorée. Le maréchal Lannes (1769-1809) avait été teinturier avant d’embrasser la vie militaire et selon une tradition des compagnons teinturiers du Devoir, c’était un compagnon de leur métier. Le cuir de Russie est une variété de cuir odorant tanné à l’écorce de bouleau et les « cuirs » sont des « mots écorchés ». Le père Hyacinthe était Charles Loyson (1827-1912), prêtre anticonformiste et libéral, entra dans les ordres sous le nom de Hyacinthe, fut excommunié, se maria et fonda l’église gallicane. « Mademoiselle Marguerite » est le titre d’un vaudeville de l’écrivain Saintine représenté en 1832.